« Ce qui se joue à Sciences Po actuellement ne concerne pas seulement Sciences Po. Et les années de direction de Richard Descoings ont contribué, à juste titre, à focaliser les regards sur cette institution plus que centenaire. Le temple de la vie politique française qui s’ouvre sur le monde, envoyant tous ses étudiants à l’étranger durant une année, un creuset privilégié de formation des élites qui cherche à élargir la base sociale de son recrutement, un lieu de rendez-vous du monde universitaire et du monde de l’entreprise qui se pose continuellement la question de la formation donnée aux étudiants et de sa pertinence, tout cela ne pouvait laisser personne indifférent.
C’est quand une institution se réforme, quand les initiatives y bouillonnent, qu’elle est le plus fragile. Cette vieille vérité est l’alibi traditionnel de tous les immobilismes. Sciences po était en outre comme un microcosme ballotté par les impératifs contradictoires qui déstabilisent notre « cher et vieux pays ». On essaie d’y porter à la fois une haute idée de l’État et la claire conscience des impératifs de la compétition économique internationale, d’y cultiver l’excellence académique et de ne pas perdre de vue tout ce que les professionnels peuvent apporter de savoir et d’expérience, d’y rassembler des chercheurs, forcément spécialisés, et d’éviter l’éclatement des savoirs.
Il est difficile de relever les défis contemporains en sauvegardant ce qui fait la spécificité d’une institution, la crise qui secoue Sciences Po en est l’illustration. Son statut particulier d’école nationalisée seulement en 1945 et jouissant grâce à son lien organique à la Fondation Nationale des Sciences politiques d’une autonomie que beaucoup d’Universités lui jalousent (quand bien même celles-ci se sont également transformées), lui a permis de devenir une « tête chercheuse » de l’enseignement supérieur français, mais ce aux dépens de ses équilibre internes.
C’est dans ce contexte que les 260 propositions de David Colon, actuel directeur du campus de Paris, prennent tout leur sens. Elles partent du constat que l’ouverture croissante de Sciences po sur le monde universitaire français et international ne peut se concilier avec le maintien pur et simple des anciens statuts, qui ont douloureusement montré leurs limites.
La dimension communautaire de l’institution doit être renforcée : proposer que le Conseil d’administration soit dorénavant composé à 50 % de membres élus, représentant les enseignants et chercheurs, les salariés, les étudiants et les anciens élèves paraît de ce point de vue décisif. La création d’un nouveau Conseil scientifique aux côtés du Conseil de direction et de la Commission paritaire, la limitation à deux du nombre de mandats consécutifs des principaux dirigeants ne sont pas seulement des mesures d’hygiène démocratique : une communauté a besoin de lisibilité et s’accommode mal de l’exercice trop prolongé du pouvoir.
Parce que Sciences Po n’innove pas seulement pour Sciences Po, mais contribue au renouvellement de l’enseignement supérieur français perceptible en de nombreux autres lieux, parce que nous sommes nombreux à être convaincus que ces innovations doivent s’inscrire dans une dynamique générale de modernisation des méthodes et des capacités d’action des pouvoirs publics, ses relations avec les pouvoirs publics doivent être sereines et confiantes. La nomination au Conseil d’administration de la FNSP d’un représentant du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, que propose David Colon, est essentielle.
L’internationalisation de Sciences po est certainement l’un des acquis des mandats de Richard Descoings. Sa poursuite, prévue et souhaitée, ne doit pas conduire à desserrer le lien avec la politique française : la volonté de se consacrer à la formation continue des élus n’est pas anecdotique. Elle appelle également le renforcement des liens avec les Universités françaises (qui elles aussi développent leur dimension internationale), comme avec les classes préparatoires et l’ensemble de l’Éducation nationale – il s’agit d’éviter que Sciences po ne devienne une structure « hors sol » au sein du monde de l’enseignement supérieur français. Il s’agit de s’inscrire dans un projet plus vaste, et qui mobilise bien des esprits, dans tous les milieux et dans toutes les familles politiques : articuler la spécificité française et les requêtes de la mondialisation. Gagner le monde sans perdre son âme.
Parmi les candidatures de valeur en lice, si celle de David Colon attire particulièrement mon attention, et si je le soutiens, c’est qu’il représente à la fois l’héritage d’une culture démocratique républicaine qui place haut les exigences du service de l’État, qui donne sens à une gestion rigoureuse comme aux obligations de service et à la transparence des rémunérations des dirigeants, et l’héritage de tout ce que son histoire propre a permis à Sciences po d’entreprendre, depuis les temps héroïques du fondateur Émile Boutmy, pour secouer les pesanteurs routinières.
L’existence même de ces 260 propositions contribue également à donner un sens à la compétition à laquelle nous assistons : il ne s’agit pas tant de poser le profil de l’hypothétique dirigeant d’une structure donnée, comme on peut le faire pour certaines entreprises où d’ailleurs les dirigeants ne font souvent que passer, que de créer une dynamique collective, de dégager un véritable projet. Enseignant et gestionnaire, riche d’une expérience variée au sein même de l’École, David Colon peut rassembler autour de lui ceux pour qui convictions démocratiques et sens de l’État ne riment pas avec le déni des requêtes du présent. L’État a besoin de renouveau, l’enseignement supérieur a besoin de jouer tout son rôle : et si tout cela commençait par un lieu éminemment symbolique de l’enseignement supérieur public, si cela commençait par Sciences Po ? »
Jérôme Grondeux, maître de confèrences (HDR) à l’université Paris-Sorbonne Paris IV, enseigne à Sciences po depuis 1998.